Les amitiés particulières
En
ces temps troublés de velléités d'interdiction du blasphème, je vous
propose un détour par une autre époque, non moins trouble... Je vous l'avais d'ailleurs promis à l'occasion de ma colère contre les empêcheurs de blasphémer en rond...
Un
mot, d'abord, sur ce choix de lecture. J'aime, de temps à autre, à me
replonger dans ces romans un peu obsolètes ou bien qu'on lit
d'ordinaire plus jeune. J'ai pris, par exemple, beaucoup de plaisir à
la relecture du Grand Meaulne, d'Alain Fournier. En l'occurrence,
j'avais toute de même un motif d'opportunité. Il se trouve que cet
ouvrage de Roger Peyrefitte a fêté il y a peu le 60ème anniversaire du
Prix Renaudot qui lui fut décerné en 1945. A cette occasion, une
réédition a été mise en vente.
Venons en un instant à l'auteur. Diplomate de profession, éduqué chez les jésuites, Roger Peyrefitte est venu sur le tard à la carrière littéraire. Les Amitiés particulières est son premier roman.
Le
titre est passée dans le langage courant, l'expression désignant, à
mots couverts, l'homosexualité. Elle semble toutefois être tombée en
désuétude, un florilège de jurons, tous plus charmants les uns que les autres,
lui ayant succédé.
Avant d'en venir à l'ouvrage lui-même, il
faut dire un mot des réactions qu'il a suscité en son temps et qui n'en
rendent la lecture que plus intéressante par la comparaison qu'elle
permet.
En 1945, Les Amitiés particulières a littéralement fait
scandale. Le prix Goncourt lui a été refusé pour des motifs dont on
avouait publiquement qu'ils n'avaient rien à voir avec la qualité
littéraire de l'ouvrage. Des auteurs se déclarèrent sinon scandalisés,
du moins choqués par sa teneur. Tel fut le cas, notamment et
étonnamment, de Colette ou de Mauriac, ce dernier étant pourtant
concerné de près par le sujet. Les pouvoirs publics ne furent pas en reste,
puisque en 1969 l'O.R.T.F. refusait encore, à la demande du Président
Pompidou, la diffusion du film qu'en a tiré Jean Delannoy. Pour avoir
eu l'occasion d'évoquer ce livre avec quelqu'un qui a vécu sa première
parution, j'ai pu mesurer à quel point l'odeur de souffre s'était
répandue...
Notons toutefois que quelques esprits éclairés, dont
Jean Cocteau et André Baudry (prêtre défroqué, aux dires de certains),
prirent publiquement la défense de Roger Peyrefitte et de son oeuvre.
Et tout ceci pour... Venons-y.
19..,
ville de M... Nous n'en saurons pas davantage sur le lieu ou le moment
de l'action. Sans doute parce qu'à l'époque et là où écrit l'auteur,
les choses n'ont pas tellement changé par rapport à ce qu'il vécut lui
même au petit séminaire de Saint-Pons en 1919.
Roger
Peyrefitte nous donne à voir la vie d'un collège de jésuites. Il y
aurait beaucoup à dire sur l'univers qui est dépeint, tant il l'est
avec mesure et, si j'en crois ceux qui peuvent se permettre un tel
jugement, avec justesse. Pourtant, ce ne serait que paraphrase de
l'ouvrage. Je vous renvoie donc à sa lecture.
Il faut en revanche s'arrêter un moment sur l'intrigue qui se noue dans cet environnement clos, englué dans la morale catholique autant qu'empêtré dans les sentiments bien humains qui s'y nouent. Celle-ci n'est guère compliquée: Georges, élève nouvellement arrivé, s'éprend d'Alexandre, son cadet, que le supérieur destine à la prêtrise.
En définitive, ce sont, tout au long de ces pages, deux, et même trois, façons d'aimer Alexandre qui vont s'affronter.
Celle du supérieur, d'abord, tout entière drapée de bonnes intentions. Il aime l'enfant, c'est entendu, mais n'admettra rien d'autre qu'un amour chaste. Il condamnera même ouvertement et renverra du collège ceux de ses confrères qui confineront de trop près à un amour moins louable que le sien. Pourtant, derrière cette apparente innocence, se cache - mal - un amour trop exclusif, trop intrusif pour être tout à fait honnête. Sous couvert de diriger une conscience, c'est une vie que s'accapare cet homme, et s'il n'est jamais question d'autre chose que de sentiments, la pédophilie n'est pas loin.
Celles de Georges, ensuite. Le pluriel est de mise, tant le jeune marquis hésite entre une amitié et un amour. Tout, autour de lui, l'appelle à se défier d'une liaison amoureuse. Tout, sauf ses sentiments qui le portent inéluctablement vers ce que les jésuites désignent comme un intolérable péché.
Au terme d'une année de lutte, contre les jésuites pour défendre leur amitié, contre eux-mêmes pour ne pas verser dans un amour qu'on leur présente comme impossible, Georges et Alexandre seront irrémédiablement séparés par le supérieur. Alexandre, de désespoir, se donnera la mort.
La fin est troublante, tant le supérieur semble affecté par ce décès, qu'il refuse d'appeler suicide. Il rend les armes face à son rival, semble même partager sa peine. Il faut quelques pages et un peu de temps pour comprendre toute l'horreur de cet épilogue. Ce jésuite a usé et abusé de son autorité pour séparer les deux compères. La mort de son protégé n'est rien, puisqu'il a, selon sa croyance, retrouvé dieu. Pour un peu, ce serait presque un triomphe sur son adversaire.
Que penser, au bout du compte, de cette Amitié particulière que nous décrit Roger Peyrefitte ?
Il me semble qu'il n'y a qu'une chose à en dire: qu'en plus d'être belle, elle aurait été un amour heureux si la bêtise et le vice d'un homme d'église n'y avait pas attenté.
Car voilà bien le sens de ce livre. Plus que leurs actes, qui demeurent ici peu répréhensibles, ce sont les mots des jésuites qui sont mis à l'amende. Leur morale étriquée, assise non pas d'une foi mais d'un pouvoir démesuré, n'aura donné à cet enfant qu'ils avaient choisi pour les rejoindre que la mort. Encore n'admirent-ils même pas leur erreur, refusant de voir là le suicide que c'était.
20.. Ville de ... Les choses sont elles bien différentes ? Oui, le nier serait un affront aux progrès réalisés autant qu'à celles et ceux à qui ils sont dus.
Pourtant, je ne gagerais pas que tous les représentants de l'ordre moral aient disparus, ni que toutes les amours adolescentes soient à l'abris de la terreur.
Reste à espérer que l'ordre du Grand Flan Intergalactique y mettra bon ordre !